Le harcèlement de rue, je connais. Oui, bien sûr, parce que je suis une femme, j’ose sortir de mon appartement de temps en temps. Les remarques intempestives sur la longueur de mes jupes ou la taille de mes seins, l’impression d’être un morceau de viande sur un étal de boucher-charcutier, ou une jeune fille sur la scène de L’École des fans, qui attend sa note, merci bien, je connais. Mais récemment, j’ai découvert un autre style de harcèlement de rue. J’ai d’abord cru que pendant quelques mois je serais tranquille. Dans mon dos, j’ai d’abord eu la chance d’entendre les sifflements habituels et d’autres bruits de bouche bizarres, jusqu’à ce que je me retourne et que, vue de face, il apparaisse au mec que je sois une femme enceinte. “Oulaaa, je suis désolé”, j’entendais alors.
Quoi ? ! Alors, c’est ainsi que ça se termine ? Avec mon ventre de femme enceinte, du coup, je ne mérite plus les regards persistants et les agissements sexistes. Au contraire, j’ai soudain droit à un respect qui ne m’a jamais été accordé auparavant. Un peu comme Nolwenn Leroy, l’animatrice de télé pense qu’il est acceptable de remonter sa jupe devant la caméra… Alors du fait qu’il s’agit d’une “jeune maman”, j’ai le droit soudainement a un traitement de faveur, ayant décidé de faire usage de mon utérus, on allait me laisser tranquille ? Que nenni.
Lorsqu’elle était enceinte, l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi-Adichie a décidé de ne pas communiquer la bonne nouvelle aux médias. “J’ai découvert que nous vivons à une époque où les femmes devraient être toutes enceintes”, a-t-elle déclaré plus tard. Après neuf mois de grossesse, je peux confirmer. Mais à moins que vous ne vous cachiez dans une grotte pendant toute la grossesse et que vous ne laissiez que le livreur de pizza voir votre ventre rond, vous ne pouvez pas garder indéfiniment ce secret qui se voit très bien sur vous. De plus, dans la sphère publique, ma grossesse m’a transformée de la prostituée à la maman : de propriété publique sous prétexte de sa supposée disponibilité en tant que femme, mon corps devenait une propriété privée sous prétexte, cette fois, qu’il témoignait en chair et en os de l’incroyable miracle de la vie. A tout moment, un parfait inconnu pouvait débouler de n’importe quel coin de rue pour me faire un topo sur ma silhouette, mon attitude, mon alimentation, mon poids ou mes fringues. Une version du harcèlement de rue pleinement acceptée par la société, que j’ai eut jusqu’à maintenant.
A la caisse du Monoprix, des vieilles grands-mères surgissaient du rayon d’à coté pour toucher mon ventre en lâchant “je peux ?” après m’avoir tripotée. Dans la rue, des hommes me barraient le passage et me disaient “c’est un garçon/une fille, félicitations”. D’autres inconnus s’arrêtaient pour me dire “C’est pour quand ?, votre ventre est énorme”, “ah non mais là c’est des jumeaux, c’est sûr”, “oulalala c’est imminent là !”. Certaines personnes venaient me dire que “waouh, vous le portez très bien” ou que “c’est super, ça ne se voit pas de dos” (on dirait que c’est le but de toute femme enceinte, ne pas voir que vous êtes enceinte par derrière ; non, mais à quoi bon tromper la listériose mise à part à aller à reculons dans un restaurant japonais et commander votre sashimi furtivement ?). Jusqu’à ma table au restaurant, on venait m’indiquer ce que je n’avais “pas le droit” de consommer et ce qui au contraire “devait” figurer dans mon régime alimentaire si je ne voulais pas être une mère indigne avant même d’être une mère.
Les hommes et les femmes n’arrêtaient pas de me demander de sourire, affirmant que « porter la vie est la meilleure chose au monde » – j’ai donc dû devenir une sorte de panneau publicitaire pour promouvoir la fertilité. Chaque fois que je me mets malheureusement en colère au téléphone, que je me tire les cheveux ou pire, que je pleure en public, d’autres personnes venaient à ma rencontre. Sans même remettre en cause le bien-fondé de ma mauvaise humeur, on m’ordonnait de la ravaler immédiatement car “le bébé sentira tout vous savez, et vous pourriez le traumatiser à vie” et d’autres “vous devriez être heureuse, c’est un si beau cadeau”, encore plus insistant que les pires imbéciles qui m’ont demandé de sourire parce que “c’est quand même plus joli”.
Mais quand on se retrouve face à une femme enceinte, comment être sûr de ne pas devenir un salopard d’harceleur de rue ? C’est très simple. Assurez-vous de ne répondre “oui” à aucune des questions suivantes. Oui, un seul “oui” suffit.
Avez-vous des doutes sur le fait que cette femme est enceinte ? Si elle n’est pas enceinte, les petits commentaires que vous auriez à faire sur cette femme seraient-ils déplacés ? Est-il possible que vous lui suggérez qu’elle n’est pas « conforme » à la grossesse que vous imaginiez ? Allez-vous lui donner des conseils quand elle n’en attend aucun de vous ? Commentez son apparence sans demander alors qu’elle ne fait que passer à côté de vous ? Lui dire quoi faire et quoi ne pas faire ? Lui dire comment elle devrait se sentir ? En gros, vous lui dites cette phrase pour vous mettre en valeur, vous, alors que vous étiez d’avantage mal en point quand vous étiez à sa place ? Ou pour vous rassurer, car en fait vous projetez sur elle toutes les peurs de la grossesse et de la maternité ? Si vous fixez une autre partie de son corps, insistez-vous pour fixer son ventre, cela sera-t-il considéré comme très effrayant ? Vous approchez-vous dangereusement de son ventre avec votre main sans permission ? Alors qu’elle ne vous a pas explicitement invité à la toucher.
Alors ?
Laissez-la tranquille et prenez soin de votre cul. Être une femme enceinte est assez épuisant, pas besoin d’en rajouter. Je vous laisse, j’ai un corps à me réapproprier.